Peau Noire, Masques Blancs
Frantz Fanon
Je rencontre un
Allemand ou un Russe parlant mal le français. Par gestes, j’essaie de lui
donner le renseignement qu’il réclame, mais ce faisant je n’ai garde d’oublier
qu’il a une langue propre, un pays, et qu’il est peut-être avocat ou ingénieur
dans sa culture. En tout cas, il est [47] étranger à mon groupe, et ses normes
doivent être différentes.
Dans le cas du Noir,
rien de pareil. Il n’a pas de culture, pas de civi-lisation, pas ce « long
passé d’histoire ».
On retrouve peut-être
là l’origine des efforts des Noirs contempo-rains : coûte que coûte prouver au
monde blanc l’existence d’une civili-sation nègre.
Le nègre doit, qu’il
le veuille ou non, endosser la livrée que lui a fai-te le Blanc. Regardez les
illustrés pour enfants, les nègres ont tous à la bouche le « oui Missié »
rituel. Au cinéma, l’histoire est plus extra-ordinaire. La plupart des films
américains synchronisés en France re-produisent des nègres type : « Y a bon
banania. » Dans un de ces films récents, Requins d’acier, on voyait un nègre, naviguant dans un
sous-marin, parler le jargon le plus classique qui soit. D’ailleurs, il était
bien nègre, marchant derrière, tremblant au moindre mouvement de colère du
quartier-maître, et finalement tué dans l’aventure. Je suis pourtant persuadé que
la version originale ne comportait pas
cette modalité d’expression. Et quand bien même elle aurait existé, je ne vois
pas pourquoi en France démocratique, où soixante millions de citoyens sont de
couleur, l’on synchroniserait jusqu’aux imbécillités d’outre-Atlantique. C’est
que le nègre doit se présenter d’une certaine maniè-re, et depuis le Noir de
Sans Pitié — « Moi bon ouvrier, jamais mentir, jamais voler » jusqu’à la
servante de Duel au soleil, on retrouve cette stéréotypie.
Oui, au Noir on
demande d’être bon négro ; ceci posé, le reste vient tout seul. Le faire parler
petit-nègre, c’est l’attacher à son image, l’engluer, l’emprisonner, victime
éternelle d’une essence, d’un apparaî-tre dont il n’est pas le responsable.
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